À VENDRE : FRANÇAIS DE BONNE QUALITÉ COMMENT, DE 1918 À 1939, LES ÉLITES FRANÇAISES ONT FAIT LE CHOIX DE LA DÉFAITEmardi 26 septembre 2006, par Jean Christophe Grellety
En 1940, la France assiégée s’effondre en un mois. Depuis, cette « étrange défaite » ne cesse d’étonner et reste incompréhensible. Dans son ouvrage, « Le Choix de la défaite », Madame Annie Lacroix-Riz apporte des preuves, irréfutables et accablantes, d’une trahison planifiée, dont l’ampleur demeure, aujourd’hui encore, insoupçonnée.Le choix de la défaite : enquête et sourcesVox Populi : Armand Colin publie, depuis avril 2006, votre dernier ouvrage, « Le choix de la défaite. Les élites françaises dans les années 30 ». Ce titre et son sous-titre expliquent ensemble, parfaitement, la nature de ce livre et du travail qu’il contient, fruit d’une dizaine d’années de recherches. Par « élites », vous désignez l’ensemble des hommes de pouvoir et d’influence, à commencer par les hommes d’affaires, puis les hommes politiques et les journalistes, qui, vous le démontrez, sont assujettis aux hommes d’affaires. Votre travail a pour objet de nous faire découvrir ce choix dont parle le titre, le choix de la défaite de 1940, défaite qui a autant stupéfié les Français de l’époque, par sa rapidité et son apparente irréversibilité, que les étrangers qui entendaient dire alors que la France disposait de la première armée du monde. Vous citez l’historien « martyr » Marc Bloch (fusillé en juin 1944 après avoir été arrêté par la Gestapo) qui écrivait : « Le jour viendra (…) où il sera possible de faire la lumière sur les intrigues menées chez nous de 1933 à 1939 en faveur de l’Axe Rome-Berlin pour lui livrer la domination de l’Europe en détruisant de nos propres mains tout l’édifice de nos alliances et de nos amitiés ». Grâce à votre travail, ce jour semble enfin venu. Le procès pour trahison est donc possible. Avant que vous nous exposiez des éléments et les raisons d’une telle accusation, nous devons au préalable la définir : Par trahison, nous entendons le fait, pour un et plusieurs individus, d’appartenir à une communauté identifiée et identitaire (une nation par exemple), de proclamer et d’utiliser cette appartenance tout en œuvrant à sa perte, dans le but de prendre ou d’offrir le contrôle des pouvoirs, pour et avec l’acquiescement comme le soutien d’étrangers. Cette trahison est inscrite dans le droit national, français ou américain par exemple. Elle fut passible en France de la peine de mort, en raison de la gravité des actes et de leurs conséquences. Le châtiment que la justice française a réservé à Laval – au moment d’une épuration bien imparfaite, nous allons le voir – beaucoup d’acteurs de la vie française, du début des années 20 jusqu’aux années 40, auraient pu, à la Libération, se le voir infliger. Or, ce procès général et vaste de la collaboration n’a jamais eu lieu. Souhaitez-vous qu’il ait lieu, à partir des pièces que vous avez trouvées ?Marc BlochAnnie Lacroix-Riz : Les véritables procès n’ont pas eu lieu, pour des raisons de maintien du statu quo économique, social et politique d’après-Libération que j’expose dans l’épilogue, et que j’avais perçues il y a plus de vingt ans, quand j’ai rédigé un article sur la non-épuration des banques , époque où j’ignorais jusqu’à l’existence de la synarchie. Je ne rêve pas de procès – d’ailleurs formellement impossible vu la disparition de la plupart des protagonistes – mais de simple connaissance historique, laquelle est pour l’heure inaccessible à la masse de la population, qui ignore (et continuera à ignorer jusqu’à nouvel ordre) tout sur les causes réelles de la défaite de la France en 1940 et le maintien aux affaires (appareil d’État compris), malgré les apparences des novations de la Libération, de ceux qui l’ont mijotée.Vox Populi : Cette somme nous offre des sources multiples et essentielles : archives françaises de la police et des Renseignements Généraux, mais aussi archives étrangères, anglaises et allemandes. Pour un historien, ce renvoi aux sources est indispensable, car le récit que vous énoncez ne peut ainsi être accusé d’être une fable ni une torsion de la réalité. Pourtant, il a fallu que vous ayez déjà ouvert les yeux sur certaines réalités pour trouver ce que vous cherchiez. Qu’est-ce qui vous a mis sur la piste de cette gigantesque organisation de la trahison ?Annie Lacroix-Riz : Mes travaux sur la collaboration économique m’ont fait découvrir l’existence de la synarchie, les archives françaises et allemandes de guerre étant fort riches sur le scandale de presse de l’été 1941 qui mit brutalement et très brièvement l’affaire sur la place publique. Dans la discussion problématique du chapitre 1 de l’ouvrage « Industriels et banquiers français sous l’Occupation », j’ai opposé ces archives, catégoriques et convaincantes, quoique a posteriori, aux affirmations de plusieurs de mes collègues postulant « la légende » ou « le mythe de la synarchie » ‑ selon les formules ironiques respectives de Richard Kuisel . Je me suis fixé pour tâche de faire la clarté sur la question en consultant les sources contemporaines des préparatifs de la dite synarchie, c’est-à-dire celles des années trente (consultation que j’avais déjà largement amorcée, depuis plusieurs années, sur les questions de politique extérieure, notamment dans le cadre de la préparation du livre Le Vatican, l’Europe et le Reich). Cet objectif se confondait avec la problématique même du Choix de la défaite, qui a accompagné toute ma carrière d’historienne et d’enseignante : quand j’étais professeur dans le secondaire et que je préparais (1970-1980) une thèse d’État sur l’après-Libération, je faisais déjà observer à mes élèves le caractère incongru et incompréhensible de la défaite française infligée en quelques semaines (croyais-je alors, quelques jours suffirent) à un pays vainqueur, une des grandes puissances du début du 20ème siècle, alors même que la France n’ignorait rien des intentions belliqueuses du Reich allemand. Bref, la problématique de « L’étrange défaite » de Marc Bloch m’a tracassée comme historienne (sans parler de la citoyenne) depuis l’origine de ma carrière de chercheuse.Vox Populi : Si certains, à l’époque et jusqu’à aujourd’hui, n’ont toujours pas compris ni perçu ce que vous exposez, allant jusqu’à nier « la toute puissance politique du grand patronat », l’ensemble de votre ouvrage démontre qu’un petit nombre d’individus tirait les ficelles des règles et des flux économiques. Par exemple, selon la Sûreté Générale, « ce scandale (le krach de la banque Oustric et de la Banque Adam, mises à genoux par leurs frères !) plus grave que celui de Panama » (à la fin du 19ème siècle), a pu passer comme une lettre à la poste ! Cet Oustric, vous nous l’apprenez plus loin, était « en effet lié au banquier italien et député fasciste Riccardo Gualino ». Et ce que nous pouvons mesurer pour la première fois grâce à votre travail, c’est à quel point l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie étaient implantées en France, par des réseaux économiques, sans parler des agents d’exécutions, nous y reviendrons. Au coeur de cette araignée qui tisse sa toile en prévision de la défaite, il y a ce fameux Comité des Forges, et son dirigeant, François de Wendel, dont la famille est toujours puissante. Aujourd’hui, 60 ans après la fin de cette guerre mondiale et terrible, l’amitié franco-allemande, les partenariats franco-allemands sont célébrés, parce que cela représente un ensemble de conditions à cette paix, profitable à tous. Mais cette « collaboration économique franco-allemande avait commencé à se déployer dans les années 1920, sous l’égide du charbon et de l’acier ». Elle commençait, et pour ceux qui tiraient profit de cette connexion entre la grande bourgeoisie française et celle d’Allemagne, elle devait se prolonger au maximum. La collaboration de 40 à 44 fut la période idéale pour ce partenariat. Car les occupants ont toujours payé les factures aux entreprises qui collaboraient. Pour cela, des patrons français n’ont pas hésité à pactiser avec des francophobes qui avaient retourné leur veste, en apparence, pour leurs seuls intérêts. Je pense, par exemple, à l’industriel Arnold Rechberg, dont vous parlez (page 57). Dès 1930, l’Allemagne est sur la voie d’un réarmement massif, ainsi que sur celle de l’antisémitisme (Les juifs sont récusés s’ils veulent entrer dans ces groupes militaires). Les Nazis perçoivent des subsides de la part du grand patronat allemand. Par exemple, la « redevance de 30 pfennings par tonne vendue de houille ou d’acier que la grosse industrie allemande (…) versait à Hitler pour frais de propagande » depuis 1923 et l’occupation de la Ruhr (…) et « l’appui financier des grands industriels » (formule de juillet 1932 de la Sûreté Générale, répétée mille fois) expliquent mieux les moyens illimités du NSDAP de 1930 à 1933 et ses succès consécutifs. » Et vous ajoutez dans la foulée : « Hugenberg, ancien président du directoire de Krupp et chef du Parti National Allemand : maître de la moitié de la grande presse écrite (…) fut l’artisan de la marée nazie par l’écho quotidien offert aux hitlériens ». Les dirigeants français sont très bien informés, jour après jour, de ce qui se passe en Allemagne, et s’ils ne bougent pas jusqu’en 40, c’est qu’ils sont hypnotisés par fascination, par désir mimétique : « Hitler plutôt que Staline » est une devise qui, en fait, cache mal l’enthousiasme de nos élites pour le « modèle allemand ».Annie Lacroix-Riz : Ma longue pratique des archives (36 ans) n’a cessé de démontrer la pertinence du Capital de Marx (dont j’avais fait un des thèmes de ma maîtrise, préparée sous la direction du grand Pierre Vilar), et notamment de ses pages sur ce que le capital est capable de faire pour un taux de profit élevé. Le « modèle allemand » offrait des perspectives presque aussi séduisantes que le taux de profit de la Compagnie des Indes occidentales au capital britannique de la grande époque (les bonnes années, égal ou supérieur au capital). Quant au réarmement allemand, il n’a pas cessé depuis la défaite (l’historiographie, notamment allemande, est impressionnante sur la question), mais la crise des années trente lui a donné naturellement une accélération décisive.Qui agissait sur le territoire français en toute impunité ?Vox Populi : Le fascisme, né en Italie, était organisé autour d’un leader charismatique et absolu – même si, aujourd’hui, nous pouvons mieux rire de ses clowneries lorsqu’il était en représentation. En France, il faut constater que, au cours de ces années 30, aucun des prétendants à ce leadership ne parvenait à prendre ce pouvoir, symbolique et plus que symbolique. Ce fascisme français est une autre armée des ombres. Il faut parler de ces personnes et de ces figures méconnues des Français d’aujourd’hui. François-Poncet, Taittinger, François Coty, François de Wendel, Jean Coutrot, Anatole de Monzie, Gabriel le Roy Ladurie, Hippolyte Worms, les synarques, ce rassemblement plus secret dont vous parlez beaucoup, et qui a instrumentalisé une Cagoule, qui rassemblait, elle, des hommes d’action, comme ce Jean Filiol (dont nous avons déjà parlé ici). Pouvez-vous nous les présenter ?François de WendelAnnie Lacroix-Riz : Je ne peux que vous renvoyer à l’index, sur ces hommes appartenant pour la plupart au grand capital financier. Leur trait commun est d’anéantir la thèse de la non-politisation de cette catégorie, thèse courante de l’historiographie dominante que j’ai contestée, preuves à l’appui, dans le présent ouvrage comme dans « Industriels et banquiers … ». Cette extrême politisation de la catégorie suscitée (qui se confond avec la haine de classe) a eu pour conséquence d’inclure un certain nombre de ses représentants directs dans la catégorie de ce que vous appelez « hommes d’action » : à ce terme je préfère celui de sicaires ou d’« hommes de sang », belle formule du journaliste Pertinax à propos de Pierre Pucheu, autre grand synarque qui a aimé plus que tout mettre la main à la pâte – combattre avec fureur la classe ouvrière et ses défenseurs – jusqu’au seuil de sa condamnation à mort en mars 1944, lors de sa confrontation, à son procès d’Alger, avec deux délégués du parti communiste, dont Fernand Grenier, qui l’accusa avec raison d’avoir visé « l’extermination des cadres du mouvement ouvrier »