Le désir

Le désir

Synthèse de cours
Thème n°2

Le désir est de nature ambiguë. Tour à tour, il est manque (Platon, Sartre), ou production (Hegel). Il est à la fois un creux au cœur de l’homme et une création authentique. Si le désir est un manque perpétuel car il n’est jamais totalement satisfait, il est aussi le mouvement par lequel on peut accroître les perfections de son être.
NB : Il convient de distinguer le désir , tension vers un objet que j’imagine source de satisfaction, de la volonté , mouvement par lequel j’organise rationnellement des moyens en vue d’une fin.
Il convient également de distinguer le désir du besoin , manque fondamentalement matériel, alors que le désir peut être de nature spirituelle.
Ainsi, Epicure (341-270 av. J.C.) [1] dans la lignée de la tradition grecque (Platon, Aristote) avait distingué 3 sortes de désirs, qu’il avait hiérarchisés :

– Les désirs nécessaires et naturels (manger, boire…)
– Les désirs non nécessaires mais naturels (savourer des mets exquis…)
– Les désirs non nécessaires et non naturels (le désir d’immortalité…)

1) Le désir comme manque et pauvreté : le mythe platonicien de la naissance d’Eros

C’est dans Le Banquet que Platon fonde sa théorie du désir, qui longtemps influencera notre conception occidentale. Le désir y est en effet présenté comme manque essentiel (c’est à dire que le désir est manque par essence), pénurie et pauvreté ; aux antipodes de la plénitude, il est au contraire incomplétude et détresse.
Dans Le Banquet, Platon développe un mythe afin de justifier sa position. Ce mythe est celui de la naissance d’Eros (l’Amour, qui est également l’incarnation du Désir), dont le père était Poros, l’Abondance, et la mère Pénia, la Pénurie. Héréditairement marqué, Eros oscille ainsi sans cesse entre la Pauvreté et la richesse. Il est un entre-deux, un mixte. Mais, bien souvent, il crie misère et est en détresse, éternel gueux que la misère ne lâche jamais.
« Etant le fils de Poros et de Pénia, l’Amour en a reçu certains caractères en partage. D’abord, il est toujours pauvre et, loin d’être délicat et beau comme on l’imagine généralement, il est dur, sec, sans souliers, sans domicile ; sans avoir jamais d’autre lit que la terre, sans couverture, il dort en plein air, près des portes et dans les rues ; il tient de sa mère, et l’indigence est son éternelle compagne. D’un autre côté, suivant le naturel de son père, il est toujours sur la piste de ce qui est beau et bon (…) »

Si Platon ne peut s’empêcher de lui reconnaître certaines vertus créatrices et de nombreux talents, le Désir demeure, chez Platon, fondamentalement manque d’Etre : ainsi,

« Il est brave, résolu, ardent, excellent chasseur, artisan de ruses toujours nouvelles, amateur de science, plein de ressources, passant sa vie à philosopher, habile sorcier, magicien et sophiste. Il n’est par nature ni immortel ni mortel » (sa mère étant mortelle et son père immortel) « Mais dans la même journée, tantôt il est florissant et plein de vie, tant qu’il est dans l’abondance, tantôt il meurt (…). Ce qu’il acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu’il n’est jamais ni dans l’indigence ni dans l’opulence ».

2) Le désir comme pulsion à maîtriser

Comme nous l’avons vu dans l’introduction, Epicure avait distingué trois sortes de désirs et ce dans le but de nous aider à atteindre la sagesse. Tout désir, en effet, n’est pas souhaitable. Si les désirs naturels sont nécessaires ( je dois boire si j’ai soif), les désirs naturels et non nécessaires sont à rassasier avec circonspection (si je goûte à un met délicat, je dois prendre garde à éviter l’excès). Quant aux désirs non naturels et non nécessaires, il convient de les oublier purement et simplement, car ils sont absurdes (à quoi rime en effet mon désir d’immortalité, puisque je suis mortel ? La mort de toute façon ne nous concerne en rien, car lorsque j’y pense, je suis vivant, et une fois mort, je ne pense plus ).
Avec cette hiérarchie des désirs, Epicure fonde une sagesse qui dénie à l’homme le luxe inutile de s’abandonner à de vains désirs, le débarrassant ainsi d’une éternelle frustration et lui permettant d’accéder au bonheur :
« La santé du corps et la tranquillité de l’âme, c’est là la perfection même de la vie heureuse » .
Cet état de plénitude, de perfection, de total accomplissement dans la sagesse se nomme Ataraxie. Le sage, pour les épicuriens comme d’ailleurs pour les stoïciens, connaît l’ataraxie quand il est sans passions. Etre sans passions implique que le sage vit en soi-même et par soi-même. Contrairement à l’homme violent, donc passionné, qui est hors de lui, le sage ne se laisse pas envahir par le monde extérieur :
« Ne demande pas que les choses arrivent comme tu le désires mais désire qu’elles arrivent comme elles arrivent et tu couleras des jours heureux ».
Epictète ( Le plus célèbre des stoïciens avec Sénèque et Marc Aurèle)
Ce sont donc les stoïciens qui vont le plus loin. En effet, il ne s’agit plus seulement de hiérarchiser ses désirs pour parvenir à l’ataraxie (Epicure) mais de se débarrasser, purement et simplement de l’imagination qui nous trompe, de telle sorte que quand les biens désirés sont présents, nous nous en détournons pour ne plus penser qu’à ceux que nous n’avons pas. Nous voyons ici que l’idée fondamentale de la pensée grecque, c’est que nous sommes toujours menacés d’être gouvernés par le désir et que la sagesse (comme le bonheur) consiste à s’en rendre maître.
Selon la pensée chrétienne, tous les désirs viennent du monde.
« Or, dit Jean, le monde passe et la concupiscence (ouh ! le vilain mot…) passe avec lui ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement » .
Reprenant textuellement la Première Epître de Jean, Pascal écrit : « Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair ou concupiscence des yeux ou orgueil de la vie ; libido sentidi, libido sciendi, libido dominandi » (en clair et sans décodeur : désir de jouir, de savoir et de commander).
Mettant à part le domaine de la foi, Descartes, dans sa morale par provision (Discours de la méthode, 3° partie) reprend la doctrine stoïcienne :
« Tâcher plutôt à se vaincre que la fortune et changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde » .
Bref, « faisant de nécessité vertu » , ne désirer que les choses possibles, qui sont à notre portée. Pas vraiment révolutionnaire comme conception, et même infiniment classique dans tous les sens du terme, mais heureusement, la pensée moderne va nous offrir une vision un peu plus positive du désir. Se pourrait-il qu’il ne soit pas qu’un mal absolu ?
Chic, chic…

3) Désir et modernité :

Le désir comme manque et dépassement de son manque : Sartre

Le désir est la conscience tout entière en tant qu’elle se dépasse perpétuellement vers des objets au-delà d’elle-même. Le désir représente l’inquiétude existentielle d’une conscience qui n’est jamais en repos. C’est pourquoi il fait corps avec cette in-quiétude (quies = le repos) qui nous meut, qui excite notre activité et nous projette perpétuellement hors de nous mêmes. Le désir est cette incomplétude qui voudrait bien être comblée, mais qui jamais n’y parviendra. Il est la transcendance même (transcendance : littéralement, ce qui traverse en élevant).
« Si le désir doit pouvoir être à soi-même désir, il faut qu’il soit la transcendance elle-même, c’est-à-dire qu’il soit par nature échappement à soi vers l’objet désiré. Le désir est manque d’être, il est hanté en son être le plus intime par l’être dont il est désir. Ainsi témoigne-t-il de l’existence du manque dans l’être de la réalité humaine ».

(Je vous accorde que cette phrase est claire comme du jus de boudin, mais venant d’un fan d’Heidegger, on peut supposer que Sartre a tout de même fait un effort intense de clarification de sa pensée…)

Le désir comme affirmation de la vie : Spinoza

Désirer, ce n’est pas toujours l’expression d’un manque. Ainsi, pour Spinoza, désirer, c’est vouloir quelque chose parce que la vie nous intéresse. Ne rien vouloir au contraire, ne rien désirer, c’est la preuve que rien ne trouve grâce à nos yeux et que l’on est blasé. En ce sens, le fait d’être attiré par et de vouloir attirer à soi (un objet) peut être un élan positif témoignant d’un réel lien avec la vie. Ainsi, Spinoza a-t-il vu dans le désir un effort pour persévérer dans son être (il nomme cet effort coñatus)

Le désir comme affirmation de l’esprit : Hegel

Le désir n’est pas seulement porteur de vie (Spinoza), il est porteur d’absolu. Il n’est rien de moins qu’une affirmation de l’esprit. En effet, le désir me met sur la voie de l’humanité. C’est par lui que la conscience aboutit au sentiment d’elle-même et que l’homme se pose véritablement en tant qu’homme. Le désir est manque, certes, mais il est aussi production : production de soi-même comme être autonome. Pour Hegel, l’homme accède à la conscience de soi par le désir.

CONCLUSION :

Si le désir est entâché du manque et de la dépossession (je ne désire que ce que je n’ai pas), il est également créateur et producteur (je n’œuvre que pour obtenir ce que je désire). La philosophie classique, teintée de moralisme, a stigmatisé le désir comme aliénation, là où la philosophie « moderne » y a vu une réalisation de soi.

Sujets de réflexion :

– Pourquoi le désir ne se ramène-t-il pas au besoin ?
– La libération du désir peut-elle constituer un idéal moral ?
– Le désir est-il seulement créateur d’illusion ?
– Doit-on satisfaire tous ses désirs ?
– Le désir n’est-il que l’expression d’un manque ?
– Pourquoi désirer l’impossible ?

Lire la suite :
Thème N°3, les passions


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[1] Épicure (341-270av.J.-C.), philosophe grec, fondateur de l’école du « Jardin », que la postérité retiendra sous l’appellation d’épicurisme. Né sur l’île de Samos d’une famille athénienne, Épicure est formé par son père, maître d’école, et s’intéresse à la philosophie dès l’âge de douze ans. À l’âge de dix-huit ans, il part pour Athènes et y demeure deux ans, pendant lesquels il assiste aux cours de Xénocrate à l’Académie. On ignore précisément ce que fit Épicure durant les années suivantes, mais on retrouve sa trace alors qu’il fonde une école à Mytilène, sur l’île de Lesbos, vers 311. De retour à Athènes, il s’y installe définitivement, professant sa doctrine à des disciples dévoués. Sa nouvelle école est appelée « le Jardin », les cours se déroulant dans le jardin de sa maison. Des étudiants y affluent, venus de toute la Grèce et de l’Asie Mineure. L’école d’Athènes gardera par ailleurs des liens étroits avec les autres centres épicuriens, à Mytilène et à Lampsaque, entretenus grâce à une abondante correspondance épistolaire avec le Maître. Épicure a en effet été un auteur prolifique. Selon sa biographie relatée par Diogène Laërce, il a laissé trois cents manuscrits, dont trente-sept traités sur la physique et de nombreux ouvrages sur l’amour, la justice, les dieux, etc. De tous ces écrits, seuls trois lettres et un petit nombre de courts fragments ont été conservés dans la biographie qu’en dresse Diogène Laërce. Les principales sources d’information et de discussion concernant le système d’Épicure sont les écrits de Cicéron, Sénèque, Plutarque et Lucrèce, dont le poème De rerum natura (De la nature) expose l’épicurisme. La doctrine éthique enseignée par Épicure prône essentiellement la quête du bonheur, à laquelle on peut accéder en valorisant des qualités morales telles que l’amitié et l’entraide. Fondé sur la frugalité, le désintérêt du politique, l’égalité, le système philosophique épicurien proclame enfin le droit de philosopher, accordé à tout un chacun, qu’il soit homme, femme, riche, pauvre ou esclave.

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